22. Les groupement phraséologiques. Les principes de leurs classification.
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Notions préalables. Les locutions phraséologiques sont des unités lexicales qui par leur fonctionnement se rapprochent souvent des mots ce qui permet d'envisager leur création à côté de la formation des mots.
Le premier examen approfondi de la phraséologie française a été entrepris parle linguiste suisse Charles Bally. A. Sechehaye. J. Marou-zeau soulèvent aussi certaines questions ayant trait à la phraséologie fran¬çaise.
Parmi les linguistes russes il faut nommer en premier lieu V. V. Vino-gradov [33] dont l'apport à l'étude de la phraséologie est inestimable.
La phraséologie étudie des agencements de mots particuliers. En se combinant dans la parole, les mots forment deux types d'agencements es¬sentiellement différents. Ce sont, d'une part, des groupements de mots in¬dividuels, passagers et instables ; les liens entre les composants de ces groupements se rompent sitôt après leur formation et les mots constituant le groupe recouvrent la pleine liberté de s'agencer avec d'autres mots. Ces groupements de mots se forment au moment même du discours et dépendent exclusivement de l'idée que le locuteur tient à exprimer. Ce sont des groupements tels que : un travail mannel, un travail intellec¬tuel, une bonne action, une mauvaise action, compliquer un problè¬me, simplifier un processus.
Ce sont, d'autre part, des agencements dont les mots-composants ont perdu leur liberté d'emploi et fonnent une locution stable. Ces locu¬tions expriment souvent une seule idée, une image unique et n'ont un sens que dans leur unité. Les locutions stables ne sont point créées au moment du discours ; tout au contraire, elles sont reproduites comme telles intégra¬lement, comme étant formées d'avance.
Ch. Bally. qui le premier a insisté sur la distinction de ces deux types d'agencements de mots, signale qu' « ...entre ces deux extrêmes (les grou¬pements libres et les locutions stables - N.L.) il y a place pour une foule de cas intermédiaires-qui ne se laissent ni préciser, ni classer » [34. p. 68].
Les locutions phraséologiques. à leur tour, diffèrent par le degré de leur stabilité et de leur cohésion Ch. Bally distingue deux types essentiels de locutions phraséologiques : il nomme unités celles dont la cohé¬sion est absolue et séries celles dont la cohésion n'est que relative. Ainsi bon sens dans le bon sens suffit pour montrer l'absurdité d'une pareille entreprise représente une unité phraséologique ; grièvement blessé, où grièvement ne peut être employé qu'avec blessé, forme une série phra¬séologique.
Les linguistes russes ont élaboré plusieurs classifications des locu¬tions phraséologiques reposant sur des principes différents. Celle de V.V. Vinogradov, malgré les quelques insuffisances qu'on lui impute, peut être qualifiée de classique. Elle a inspiré la plupart des phraséolo-gues russes.
La description des locutions adoptée dans le présent ouvrage repose sur les principes essentiels avancés par V.V. Vinogradov, vu leur réper¬cussion sur les diverses théories phraséologiques. Sa classification des locutions phraséologiques est plus complète que celle de Ch. Bally. V.V. Vinogradov distingue les locutions phraséologiques suivantes : les locutions soudées, les ensembles et les combinaisons phraséologiques. Les deux premiers types de locutions constituent un groupe synthétique, le dernier type représente un groupe analytique.
À l'heure actuelle l'intérêt porté aux problèmes de la phraséologie ne cesse de croître. Il serait juste de dire que la phraséologie demeure jus¬qu'à présent un des domaines de la linguistique qui soulèvent le plus de discussions. C'est la question des limites de la phraséologie qui est partw culièrement controversée. Des critères variés visant à faire le départ entret les locutions phraséologiques et les groupements de mots libres sont pro4 posés. Ce sont, entre autres, l'intégrité nominative, l'équivalence au mot, la valeur imagée, le caractère idiomatique, la stabilité, la reproductivité intégrale dans la parole. En s'appuyant sur l'un ou l'autre de ces princi¬pes tantôt on resserre, tantôt on élargit les frontières de la phraséologie. Ainsi en partant de l'équivalence au mot on élimine de la phraséologie les agencements liés tels que remporter une victoire ou hausser les épau¬les qui, n'étant pas non plus des groupements libres, doivent être quali¬fiés de catégorie particulière. Par contre, si on part de la stabilité de l'emploi des mots entre eux on élargit outre mesure les frontières de la phraséolo¬gie car la stabilité d'emploi caractérise également un certain nombre d'agencements libres qui reflètent des liens constants et naturels des objets et phénomènes de la réalité (cf. : un paysage pittoresque, lugubre, etc. ; esquisser, ébaucher un paysage, etc.).
Ici la phraséologie sera traitée comme l'étude des locutions stables, dont la stabilité est uniquement fonction de facteurs linguistiques, ce qui revient à dire qu'elle englobe tous les agencements de mots dont les com¬posants ne sont pas associés librement, conformément à leur contenu sé¬mantique, mais selon l'usage.
§ 54. Les principes de classification. Tout comme le mot la locu¬tion phraséologique est un phénomène excessivement complexe qui se prête à une étude multilatérale. De là les difficultés qui se présentent lorsqu'on aborde la classification des locutions phraséologiques qui pour¬raient être groupées à partir de principes divers reflétant leurs nombreu¬ses caractéristiques. Ainsi d'après le degré de la motivation on distinguerait les locutions immotivées (n 'avoir pas froid aux yeux - « avoir de l'éner¬gie, du courage »), sémantiquement motivés (rire du bout des lèvres -« sans en avoir envie ») et les locutions à sens littéral (livrer une bataille, se rompre le cou). Conformément à leurs fonctions communicatives on pourrait dégager les locutions à valeur intellectuelle (salle à manger, le bon sens, au bout du compte), à valeur logico-émotionnelle (droit comme une faucille - « tordu », ses cheveux frisent comme des chandelles -«elle (il) a des cheveux plats »), à valeur affective (Flûte alors ! - qui marque le dépit.) Le fonctionnement syntaxique distinct des locutions phraséolo¬giques permet de les qualifier d'équivalents de mots (pomme de terre, tout de suite, sans cesse), de groupements de mots (courir un danger, embarras de richesse), d'équivalents de phrases (c 'est une autre paire de manches ; qui dort dîne, qui trop embrasse mal êtreint [prov.])'.
Les locutions phraséologiques pourraient être tout aussi bien clas¬sées à partir d'autres principes dont la structure grammaticale ou l'appar¬tenance à un style fonctionnel. Toutefois le principe sémantique, qui est mis en vedette par V.V. Vinogradov, paraît être un des plus fructueux. Il permet de répartir les locutions phraséologiques en plusieurs groupes qui se retrouvent dans des langues différentes. En effet, les locutions phra¬séologiques se laissent assez nettement répartir en quelques types selon le degré de cohésion sémantique de leurs composants.
Les combinaisons phraséologiques. Pour un grand nombre de locutions,appelées combinaisons phraséologiques, lacohésion est relativement faible. Les mots constituant les combinaisons phra-séologiques conservent en grande partie leur indépendance du fait qu'ils s'isolent distinctement par leur sens. Les combinaisons phraséologi-ques se rapprochent des agencements de mots libres par l'individualité sémantique de leurs composants. Elles s'en distinguent cependant par le fait que les mots-composants restent limités dans leur emploi. Géné¬ralement un des composants est pris dans un sens lié tandis que l'autre s'emploie librement en dehors de cette locution. L'usage a consacré rompre les liens d'amitié et briser les liens d'amitié à l'exclusion de déchirer les liens d'amitié ou casser les liens d'amitié quoique dé¬chirer et casser soient des synonymes de rompre et de briser. Ch Bally remarque qu'il est correct de dire désirer ardemment et aimer éperdument, mais les adverbes de ces locutions ne sont pas interchan¬geables.
Certaines combinaisons phraséologiques sont le résultat de l'emploi restreint, parfois unique, d'un des composants qui estmonosémique. Ainsi avec ouvrable nous avons seulement jour ouvrable, avec saur - hareng saur, avec baba - rester baba, avec noise - chercher noise, avec coi -rester coi - et se tenir coi.
Souvent les combinaisons phraséologiques apparaissent à la suite de l'emploi restreint d'un des composants qui est polysémique dans un de ses sens, propre ou dérivé. Tels sont, d'un côté, eau stagnante, eau douce et une mine éveillée, blesser les convenances, de l'autre.
Mais la plupart des combinaisons phraséologiques sont créées à par¬tir de l'emploi imagé d'un des mots composants : un travail potable, un spectacle imbuvable, un temps pourri, être noyé de dettes, éparpiller ses efforts, un nuage de lait, sauter sur l'occasion.
Les combinaisons phraséologiques sont caractérisées par l'autonomie syntaxique de leurs composants, les rapports syntaxiques entre ces com¬posants étant conformes aux normes du- français moderne.
Notons que les combinaisons phraséologiques permettent la substitu¬tion du composant à sens lié par un autre vocable sans que le sens des locutions change. À côté de être noyé de dettes on dira être abîmé, cousu, criblé, perdu de dettes ; on peut faire un choix entre engager et lier la conversation, entre prendre, surprendre et trouver en faute.
Les combinaisons phraséologiques ne sont point des équivalents de mots et. par conséquent, ils n'entrent pas dans le vocabulaire en tantqif uni¬tés lexicales. Toutefois la lexicologie aborde la question des combinaisons phraséologiques dans l'étude des sens liés des mots.
. Les idiomes sont des locutions dont le sens glo¬bal ne coïncide pas avec le sens des mots-composants. Contrairement aux combinaisons phraseologiques les idiomes présentent un tout indivisible dont les éléments ont perdu leur autonomie sémantique. D'après leur fonctionnement syntaxique ils sont tantôt des équivalents de mots et [jouent, par conséquent, le rôle d'un terme de la proposition (enveloppe mortelle - «corps humain considéré comme l'enveloppe de l'âme ». matière grise - «. intelligence », un(e) laissé(e) pour compte - « personne abandonnée à son sort ». faire grand cas de qch -<< apprécier qch ». jeter de l'huile sur le feu, d'une seule traite - « sans intèrruption ». à la carte - « qui tient compte des goûts, des désirs de chacun » tantôt des équivalents d'une propositon dont les éléments conservent une certaine autono¬mie syntaxique (il n 'y a plus que le nid, l'oiseau s'est envolé, il n'y a pas de rosés sans épines).
D'après le degre de leur motivation on distingue deux types d'idiomes : les locutions soudées et les ensembles phraseologiques.
Les locutions soudées ou soudures sont les plus stables et les moins indépendantes. Elles ne se laissent guère decmposer et leur sens déoule nullement de leur structure lexicale. Leur sens est convenntionnel tout comme le sens d'un mot immotivé. Pamii les soudures viennent se placer des expressions figées telles que aller au diable Vauvert, avoir maille à partir avec qn, marquer un jour d'une pierre blanche, ne pas être dans son assiette, à la queue leu leu et beaucoup d'autres. Le sens général de toutes ces locutions ne saurait plus être expliqué dans Ile français moderne par le sens des mots-composants.